Moralisons les moralisateurs !

Publié le par Nono

Ça y est, la morale est décidément redevenue à la mode. Cela fait quelques années que le phénomène réapparaît de loin en loin, mais aujourd'hui la tendance est plus profonde. Pas un jour ne se passe sans qu'on entende à la télévision ou qu'on lise dans les journaux qu'il faut moraliser ceci ou cela (sauf les journaux en question la plupart du temps).

Krankenkamel, blog suiveur, se devait de rejoindre la mouvance en vous proposant un conte moral.

 

Il était une fois, dans un pays tout proche et il n'y a pas si longtemps, un homme bon et plein de morale : Jean. Il se réveillait tous les matins en se sentant bien. Quel bonheur d'être aussi honnête et bienveillant que lui dans ce monde moderne, se disait-il en se rasant.

Ce jour-là, à la table du petit-déjeuner, il retrouva Nathalie, sa fille adolescente de quatorze ans. Comme d'habitude, elle avait son casque sur la tête. Lui faisant signe de le retirer, Jean tenta d'engager le dialogue :
"Qu'est-ce que tu écoutes en ce moment ?
- Lady Gaga, répondit-elle l'air blasé. C'est le nouveau.
- Comment tu as eu le nouveau ? s'étonna Jean.
- Bin j'lai téléchargé !
- On en à déjà parlé. Je ne veux pas que tu télécharges. C'est immoral : tu voles les gens qui ont travaillé sur cet album !
- Ça va la leçon de morale. Elle va pas en crever Lady Gaga, elle est d'jà super riche. Et puis ils ont qu'à faire des albums moins chers. Et en plus ils se gavent sur les places de concert !
- Arrête tes bêtises ! D'abord quand tu voles un album, ce n'est pas qu'elle que tu voles, c'est aussi les musiciens, les vendeurs de disques et les comptables des maisons de disques. Et les gens qui faisaient le ménage dans les Virgin Megastore et qui ont perdu leur emploi, tu y as pensé ? En plus, ce n'est pas comme ça que je t'ai élevé : ce n'est pas à toi de décider quelle est la valeur du travail des autres. La prochaine fois, gère mieux ton argent de poche pour pouvoir t'acheter un album comme quelqu'un d'honnête."

Nathalie se leva en maugréant, prétextant que le père de l'amie qui l'amenait au collège allait arriver et qu'elle était en retard. En la regardant partir, son père se dit qu'il avait bien fait de la remettre dans le droit chemin, celui de l'éthique et de la morale. Cette leçon lui servirait toute sa vie.

La jeune fille grimpa dans la voiture et salua son amie et son père.
"On est en retard, dit ce dernier en accélérant. Et en plus, j'ai une réunion ce matin, il faut que je me dépêche.
- Mais Monsieur Martin, dit timidement Nathalie. Vous êtes à 90 alors que c'est une zone à 50.
- Ne t'inquiète pas : je ne risque pas de me faire choper par les poulets, j'ai fait installer un détecteur de radar.
- Mais, s'écria Nathalie scandalisée, c'est parfaitement illégal ! Ils l'ont dit à la prévention routière. Vous savez que la route tue encore plus de 3 000 personnes par an ? En plus, les policiers ne font que leur travail. Vous trouvez ça moral de les insulter comme ça ?
- Oui, bon, ça va. Ce qui serait pire que d'être immoral c'est quand même que vous soyez en retard en cours et moi à ma réunion, non ?"

Alors que Nathalie descendait de la voiture en se demandant si sa leçon servirait à M. Martin, celui-ci se dirigea vers son travail. Il arriva juste pour le début de sa réunion. L'heure était grave :
"On s'est planté, admit le chef comptable d'une voix blanche. On n'a pas appliqué le bon taux d'imposition sur notre activité.
- Combien ? demanda le PDG.
- 6 points d'écart.
- Ah merde. Et depuis combien de temps ça dure cette histoire ?
- Douze ans, répondit le comptable en grimaçant.
- Qu'est-ce qu'on fait alors ? demanda M. Martin. À mon avis on a pas le choix : il faut qu'on admette notre erreur au fisc, le redressement sera moins lourd.
- Martin, vous êtes malade ? 6 points sur douze ans ça va nous coûter 5 millions.
- J'en suis bien conscient, Edwy, mais c'est la bonne chose à faire. Une entreprise comme la nôtre, avec une éthique bien affirmée, se doit d'assumer. Si on planque notre erreur sous le tapis, on la transforme en vraie fraude.
- Et le risque, c'est quoi ? Ils n'ont rien vu jusque-là, ils risquent de ne jamais rien voir. Bon, on provisionne le risque de perte et surtout on n'écrit rien là-dessus dans le compte rendu.
- Je ne laisserai pas passer ça, s'écria M. Martin en se levant d'un bon. Nous avons le devoir moral de contribuer au budget de notre pays, comme toute entreprise. Dans ces conditions, je démissionne !"

Alors que son collaborateur sortait en levant la tête d'un air outragé, le PDG haussa les épaules et passa au sujet suivant. Plus tard, sans plus s'inquiéter de l'incident, il retrouva son ami Donald pour une partie de squash à la pause déjeuner. Une fois le match terminé, ils pique-niquèrent sur un banc car le temps était beau. Mais au moment de partir, Donald jeta tous ses déchets dans la corbeille près de là :
"Tu ne devrais pas faire ça, le reprit Edwy. Ils font du tri sélectif dans ce parc, ici c'est juste le papier, la poubelle à déchets est là-bas.
- Oui, bon, l'environnement s'en remettra.
- Peut-être, mais ce n'est pas le sujet. C'est un problème moral : la question écologique nous concerne tous. Ce sont ces petits gestes quotidiens que chacun peut faire à son niveau qui feront avancer les choses.
- Bon, bon, d'accord."

Donald reprit ses déchets et alla les porter dans l'autre poubelle. Puis, il quitta le parc et rentra chez lui. Le soir, il avait rendez-vous pour voir le match chez son beau-frère Jean-Christophe.
"Il est vachement grand votre apparte quand même, déclara-t-il en enlevant son manteau.
- Ha ha, mais tu connais bien la combine, non ?
- Quoi, quelle combine ?
- L'apparte : c'est un HLM !
- Quoi, mais comment ça se fait que tu y as eu droit ?
- Quand je suis arrivé j'y avais droit. J'avais pas un job très lucratif et comme on était pas mariés, les revenus de Jeanine n'entraient pas en ligne de compte. Et puis voilà, ça fait dix ans : ils ne nous ont jamais rien demandé !
- Comment ? Et tu n'es jamais parti de toi-même ?
- Ben pourquoi ? On est bien ici.
- Enfin, quand même ! Dans cette zone il faut deux ans pour obtenir un HLM. Ça me paraîtrait logique que les gens qui ne correspondent plus aux critères vident les lieux le plus rapidement possible pour laisser leur place à des personnes qui en ont besoin !
- Ouais, alors avec les impôts que je paye, je vais te dire que je fais déjà pas mal pour les gens dans le besoin. Et puis, c'est la faute à l'administration : ils n'ont qu'à vérifier !"

Leur conversation fut interrompue par l'arrivée de Marjolaine qui venait également pour le match. Tout en mettant sa pizza dans le four, elle remarqua elle aussi la grande superficie de l'appartement. Jean-Christophe répondit :
"Le plus pénible, c'est le ménage : on y passe un temps...
- Mais attends, pourquoi tu prends pas une femme de ménage ?
- Je connais personne. J'ai du mal à faire confiance.
- Tu veux le numéro de la mienne ? Elle est super !
- Pourquoi pas. Tu fais comment pour les salaires, c'est pas galère ?
- Oh non, je fais au plus simple : un billet à la fin de l'heure, c'est du net dans sa poche et j'ai moins de formalités. Gagnant-gagnant quoi.
- Tu la paies au noir ? Mais tu te rends compte que ça l'empêche de cotiser pour sa retraite ? Et pour le chômage aussi.
- Non mais ce qui compte à la fin du mois c'est ce qu'on a sur son compte en banque, non ? De toute façon pour ce qu'on va avoir comme retraite..."

Voyant que son ami désapprouvait et ne voulant pas se lancer dans un débat moral, Marjolaine n'ajouta rien et alla ouvrir la porte à Jean qui était arrivé avec Roberto et Juan.

"Je suis content, dit Roberto en s'asseyant sur la canapé. J'ai trouvé un job pour mon fils.
- Ah ouais, et c'est bien ? demanda Marjolaine.
- Oui, c'est dans ma boîte au service informatique. Ça me soulage : depuis qu'il a raté son diplôme je me demande ce qu'il va faire de sa vie...
- Tu veux dire qu'ils l'ont embauché même s'il n'a pas eu son diplôme ? s'étonna la jeune femme.
- Oui, heureusement le chef de service est un copain à moi.
- Mais tu penses vraiment que c'est un service à lui rendre de lui donner un travail comme ça tout cuit alors qu'il a raté ses études ?
- C'est surtout un service à me rendre à moi ! J'ai pas envie de l'avoir à la maison jusqu'à ses trente ans !
- Mais, tu penses à tous ces jeunes au chômage, dont certains, eux, ont un diplôme ?
- Oui, bon, chacun fait jouer son réseau quoi. C'est normal de favoriser ses enfants. Y a rien d'immoral là-dedans !"

Les amis se turent, car le match commençait. Excité par l'enjeu, Juan se mit à vider bière sur bière. Jean, inquiet, lui dit qu'il devrait peut-être ralentir, ne serait-ce que pour être capable d'aller travailler le lendemain matin.
"Je m'en moque ! répondit Juan éméché. Je suis bien avec mon médecin, je vais lui faire signer un arrêt maladie pour demain. On a une bonne assurance avec mon entreprise !
- Tu ne vas pas faire ça ? demanda Jean. C'est comme ça que les primes d'assurance augmentent et qu'après, ceux qui en ont vraiment besoin sont suspectés de simuler !
- Eh, oh, tu vas quand même pas essayer de me faire pleurer sur les assureurs. Ils gagneront toujours bien assez de pognon, on peut bien les arnaquer de temps en temps."

Vaguement déçu par l'attitude immorale de son ami, Jean rentra chez lui après le match. Nathalie dormait déjà et il décida d'en profiter. Il ouvrit un tiroir fermé à clef et en sortit un joint préparé à l'avance. Il l'alluma en rentrant dans la chambre. Sa femme, Viviane le réprimanda aussitôt :
"Je croyais qu'on s'était mis d'accord : plus de cette saloperie dans la maison.
- Ça va, répondit Jean essayant de calmer le jeu. Un petit joint de temps en temps de fait pas de mal. C'est anti-dépresseur ce truc. Ça devrait être pris en charge par la Sécu !
- Et alors, ça ne te gène pas de financer toute cette économie parallèle qui pourrit nos banlieues ? De donner du fric aux petits caïd qui gagnent des mille et des cents dans des cités où la plupart des gens n'arrivent même pas à trouver un boulot au SMIC ?
- Hé, d'abord s'ils veulent que le trafic s'arrête, ils n'ont qu'à légaliser. Ça assécherait l'économie frauduleuse, ça créerait de l'emploi et ça ferait rentrer des taxes dans les caisses de l'État ! Moi je ne fais que subir une situation que nos politiciens ont eux-mêmes créés avec leurs principes rétrogrades !
- Toujours la même rengaine, et si ta fille te voyait ? Éteints-moi ça tout de suite, conclut Viviane en se retournant pour éteindre la lumière."

Cédant, Jean éteignit son joint et se coucha. Il comprenait mal la réaction de sa femme, pourtant, il dormit du sommeil du juste, sûr de son bon droit et de sa vertu.

 

Nono : Moralité, les petits arrangements que l'on prend avec la morale nous semblent toujours justifiables et bénins quand ceux des autres nous paraissent illégitimes et abjects. Du coup, on peut dire que chacun a sa propre morale : et c'est même pour cela que nous avons inventé la loi. Alors, est-ce que ce serait possible d'arrêter cinq minutes de nous emmerder avec vos leçons à deux balles, bordel de Dieu ?
La foule : Oh, le salaud, il a blasphémé. Bouh le vilain blasphémateur.
Nono : Mais c'est mon blog, je dis ce que je veux quand même, foule d'enculés !
La foule : Une insulte homophobe ! Il a dit une insulte homophobe. Bouh le méchant immoral. Pendons-le !
Nono : Oui, en attendant, ça prouve bien ce que je dis depuis le début !

A+
Nono

 

 

Publié dans krankenkamel

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